Le destin tragique des « reclus de Monflanquin »
Publié le :
07/10/2012
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Comment un seul homme a-t-il pu, pendant neuf ans, convaincre toute une famille de notables du Sud-Ouest de vivre cloîtrée, pour mieux la dépouiller ? Le procès qui vient de se tenir à Bordeaux lève le voile sur un cas hors normes de manipulation mentale.
Son étrange coiffure intrigue. Sa tête dépasse à peine du box des prévenus tant Thierry Tilly paraît petit, on fixe son espèce de Brushing monacal. Rien ne semble réel chez Tilly, pas même ses cheveux. Ni ses mots. « Je vous ai dit la vérité à 80 %, madame l’Experte, je vous prie de m’excuser pour les 20 % de fantaisie », lance-t-il à la psychologue en visioconférence. Thierry Tilly lui a assuré parler huit langues couramment, dont le celte et le russe. « Et je peux le prouver », crâne-t-il.
Il se sent chez lui dans la salle bondée du tribunal correctionnel de Bordeaux, entre l’immense peinture du Christ et une muraille de 41 dossiers, son chef-d’oeuvre : la légende Tilly. Voilà donc le « gourou » des « reclus de Monflanquin », le braqueur d’âmes friquées qui aurait maintenu un « pistolet psychologique » sur 11 membres d’une même famille, les Védrines, entre 2000 et 2009. Ces aristos bordelais accusent Thierry Tilly, 48 ans, de les avoir cloîtrés pendant neuf ans, coupés du monde, et plumés jusqu’à la dernière cuillère en argent – biens immobiliers, bijoux, actions… pour près de 5 millions d’euros.
En échange de quoi ? Sa protection d’« agent secret » contre les prétendues menaces des réseaux francs-maçons, des médias ou des pédophiles… « Une affaire hors norme par sa durée dans le temps et par le côté atypique de la manipulation mise en place », a conclu l’instruction. Deux semaines d’un procès sur réaliste, du 24 septembre au 5 octobre dernier, tellement édifiant qu’il pourrait inspirer une nouvelle loi contre l’emprise mentale en France. « Tilly, c’est un mélange de Raspoutine et de Machiavel », résume Me Ducos-Ader, l’un des avocats des Védrines. Machiavel, Tilly connaît, puisqu’il connaît tout le monde : « J’ai offert une édition de Machiavel à l’ambassadeur de Libye qui, en remerciement, m’a offert un Coran dédicacé », se vante-t-il à l’audience. Une « fantaisie » de plus. Sa bio en regorge, l’intarissable mentor de Monflanquin la dévoile au tribunal dès le début, sidérant l’auditoire : sa grand-mère « était la cousine de Vaclav Havel », la même ou une autre (on ne suit plus) « tenait salon avec François Mitterrand et Georges Marchais », son grand-père fut un « grand résistant », d’ailleurs, Liliane Bettencourt, invitée à ses obsèques, aurait glissé à l’héritier de sang impérial – car, oui, Tilly descend des Habsbourg – : « Si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas. » Pas la peine de déranger Liliane, le manipulateur hors pair a trouvé ses Bettencourt à lui, les Védrines.
Mèches impeccables, chevalières aux doigts, ces héritiers semblent s’être égarés du club de bridge sur le banc des parties civiles. Comment trois générations de la haute société protestante de Bordeaux et du Tarn-et-Garonne, de 15 à 87 ans, bien nés, intégrés – un gynécologue réputé, un cadre de l’industrie pétrolière, un diplômé d’école de commerce… – ontils pu tout quitter sur l’injonction d’un manipulateur à la dégaine de prof de maths ? Monflanquin, c’est le récit d’une secte maison qui a défrayé les médias – de Vanity Fair à Sud Ouest, le premier à révéler l’affaire en 2003. Une emprise sur mesure que racontent pour la première fois les exfiltrés. Des revenants. « J’aimerais qu’on arrête de nous prendre pour des illuminés, M. Tilly se fout de nous », lâche Guillaume de Védrines, chandai l marine, les mains cramponnées à la barre. Il a 35 ans, diplômé de Sup de co Marseille, c’est lui qui suivait les transferts d’argent pour Tilly : « Je n’étais pas son associé, mais son larbin. Ce monstre a été d’une perversité totale.
Tilly a su jouer sur les faiblesses et les qualités de chacun. »
Au coeur de l’histoire, la blonde Ghislaine de Védrines, 66 ans, la chef du clan, le « cheval de Troie » qui a introduit le gourou dans le fief familial du château de Martel, à Monflanquin, une bourgade de 3 000 âmes. La seule à tutoyer Tilly. « Je ne me suis pas rendu compte qu’il nous montait les uns contre les autres, jure-t-elle. Chacun gardait pour lui ce que Tilly lui disait. » Assis à ses côtés sur le banc des parties civiles, ses enfants, trentenaires, Guillemette et François. Ses frères de 64 et 74 ans, Charles- Henri et Philippe, et leurs femmes, Christine et Brigitte. Enfin, la lignée de Charles- Henri et Christine : Diane, Amaury et Guillaume. Dix reclus, ne manque que la grand-mère, décédée en 2010. Relégué sur le banc de la presse, Jean Marchand, journaliste et mari de Ghislaine de Védrines, qui s’est battu « cent quatre mois » pour déclencher une enquête et exfiltrer sa femme, murmure : « Vous voyez, il y en a qui ont des accidents de voiture, de santé, nous, c’est un accident de gourou. »
Un maître à penser
Le scénario se trame en 1999, à Paris, dans une école pour filles à papa, La Femme secrétaire, reprise par des parents d’élèves, dont Ghislaine de Védrines. Elle cherche quelqu’un pour l’aider, un avocat lui conseille Thierry Tilly. Doué en informatique, il remet les locaux en état. Avec lui, tout paraît simple, efficace. Ghislaine, réputée autoritaire, se confie à lui : son mari déprimé, son fils en échec, la succession du château qui crée des jalousies. « Si nous avions été une famille unie, Thierry Tilly n’aurait eu aucune emprise sur nous », dit-elle aujourd’hui. Au cours de l’été 2000, l’impétrant dîne au château, rencontre la famille, dont la grand-mère, le voilà adoubé et coopté. Son job à l’école n’est qu’une « couverture », il se présente comme « agent spécial au service de la France » et se targue d’avoir le bras long à l’Otan. Pour les Védrines, il ne compte pas les heures, conseille, téléphone tout le temps. Le terrain, plein de non-dits et de jalousie, est propice à l’éclosion du gourou. Amaury, ado en déroute, fume du shit, « Thierry » lui conseille de se réfugier au château. Christine est un peu ronde, hop, direction Monflanquin où elle retrouve la ligne. François est mal dans ses baskets, Thierry lui trouve un stage BTS. Thierry arrange tout.
A tous, le sauveur distille la même menace : les francs-maçons, les Rose-Croix leur en veulent, et leur distribue des téléphones cryptés. La fille du retraité Philippe de Védrines, Lucille, 35 ans, raconte à la barre comment son père a changé du « jour au lendemain » à l’automne 2000. « Il était méfiant, nerveux, à l’affût de tout, raconte-t-elle. Une fourchette qui disparaissait, une boîte en porcelaine qui changeait de place au gré des visites, tout était interprété comme des avertissements. Mon père me disait que Thierry Tilly détenait les listes des francs-maçons qui nous en voulaient. Tilly était devenu leur maître à penser. »
Lucille n’a pas revu son père durant huit ans : « Faire le deuil d’une personne vivante, c’est quasiment impossible. » Le plan Tilly suit le manuel du parfait manipulateur, décrit dans son expertise par le psychiatre Daniel Zagury qui en liste les phases : 1) le « sur-mesure » : chacun est repéré dans ses failles ; 2) la « paranoïa » : cultiver une mentalité d’assiégé ; 3) « avoir réponse à tout » : Tilly ne se démonte jamais ; 4) « casser les liens durables » pour mieux asservir ; 5) « casser le narcissisme de chacun » : ta femme te trompe, ton mari te fait cocue…
« Aussi énormes soient les affabulations, si le gourou, le sauveur le dit, c’est que c’est vrai », analyse Zagury. Tilly dit qu’il faut mettre l’argent à l’abri sur sa pseudo-fondation humanitaire : les Védrines vident leurs comptes, les transferts commencent, 1 million d’euros au total en 2000, 898 000 e en 2001… Durant son procès, Tilly s’agite, lève la main. Il nie l’escroquerie, les Védrines, ces êtres « collants », lui auraient acheté des « biens » : « Est-ce un crime d’aider les gens qui ont des problèmes de coeur comme je l’ai fait toute ma vie ? », dit-il à la présidente du tribunal, Marie-Elisabeth Bancal. Il jure avoir travaillé pour son « patron », Jacques Gonzales, un retraité parisien accusé de complicité pour avoir récupéré 1,5 million d’euros.
Son véritable exploit, c’est d’avoir orchestré le huis clos à distance. Par téléphone, par mail, par fax, il maintient un contact permanent sans jamais avoir vécu avec les reclus. En 2003, les 11 Védrines s’installent dans la maison de Talade, à proximité de Monflanquin, où ils vivent volets fermés. Les journalistes rôdent, preuve du complot. Tilly téléphone d’Angleterre où il réside, réclame des notes de synthèse. Ghislaine cuisine avec rien, les jeunes jouent au foot. Il réorganise le huis clos, donne l’illusion du mouvement, fait venir les plus jeunes à Londres. Diane vit avec ses deux cousins près de l’ambassade des Etats-Unis dans un quartier sécurisé mais avec une peur permanente : « Au début, le danger, c’était les francs-maçons, à la fin c’était tout le monde, les gens qui promenaient leur chien. La psychose, c’est un vase qu’on remplit chaque jour, goutte après goutte. » Elle se lave à l’eau froide, récupère des yaourts périmés au supermarché : « Je peux vous dire qu’à un mois ça se mange. » Fuir ? Ça ne lui est jamais venu à l’idée. Pourtant, la porte n’était jamais verrouillée. Dehors, c’était l’ennemi. « Il avait réussi à nous mettre un pistolet psychologique sur la tempe. Partir, ça voulait dire trahir, abandonner la famille. »
Une fois, Diane a couru dans la rue pour embrasser ses parents venus de France qu’elle voyait rarement, une heure après, sa tante la tançait : « Qu’est-ce que tu as fait ? Ta mère aurait pu se prendre une balle dans la tête ! » Diane apportait à manger – un fruit, du pain – à son frère Amaury, isolé dans les bureaux d’une pseudo-fondation. Il suivait la thérapie Tilly : des journées à écrire. A l’âge où les hormones s’agitent, l’ado tourmenté avait l’impression « d’avoir le diable au corps » : « Il fallait que je fasse un travail de purification. Pour moi, Thierry Tilly, c’était mon meilleur ami, mon confident… Je me suis fait laver le cerveau pendant dix ans. » Sa mère aussi. Christine, l’épouse du gynéco, la seule qui n’ait pas de sang Védrines, la seule catholique, est « l’élue », lui dit Tilly qui l’envoie en Belgique faire le tour des banques pour récupérer une fortune léguée – par les rois – à sa famille – mais dont personne n’a jamais entendu parler. Elle en revient bredouille, et se souvient avoir tremblé comme une petite fille en balbutiant : « Je suis toujours dans les 11, Thierry ? » En 2008, la famille au complet s’installe à Oxford, vivant de petits boulots, le médecin devient jardinier, les jeunes, serveurs, vendeurs…
C’est l’épisode dit de la « transmission » qui mettra fin à la manipulation. Cette année-là, Tilly revient à la charge avec cette fameuse fortune prétendument transmise à Christine. Elle passera sept jours assise, sans pouvoir aller aux toilettes, les autres lui pinçant à tour de rôle les lobes pour l’empêcher de dormir, à se demander où peut bien être l’argent. Elle finit par cesser de boire pour ne plus s’uriner dessus : « M. Tilly m’a traitée comme un sous-homme. » Un cap a été franchi. Ne supportant plus la pression, Philippe, le retraité, fuit, regagne la France. Son témoignage relance l’enquête et déclenchera l’opération commando pour exfiltrer le clan. Un clan ruiné, détruit de l’intérieur qui peine à se ressouder. Les familles ne se voient plus. Certains vivent en Angleterre, Guillaume travaille dans la banque, Amaury consulte des psys qui l’aident à reprendre pied dans le réel, le gynécologue s’est recasé dans un centre de la petite enfance.
Thierry Tilly encourt dix ans de prison. Son avocat, Me Novion, le dit victime d’une « chasse aux sorcières » tant la thèse du gourou a conquis les esprits. En détention provisoire depuis trois ans, le « mystificateur », comme l’ont décrit les experts, ne reçoit guère de visites. Pas même de son père, venu au procès, qui a revu à la baisse la prétention de diplômes de son fils : en vérité, il a raté l’entrée à l’Ecole navale de Brest. Le retraité, chauffeur dans l’armée, n’a jamais été « nageur de commando », comme le dit Thierry Tilly. Sa mère, nourrice agréé, jamais championne de patinage. Seule certitude, le gamin adorait les livres d’histoire. En prison, Tilly lit, écrit. Il a confié avoir une feuille de route, être en mission. Et il peut le prouver.
Source : Marianne du 07/10/12
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